Mon histoire des 24 Heures du Mans est aussi la votre. Que vous ayez 30, 40, 50, 60 ou 70 ans, vous avez forcément un lien avec Le Mans qui est bien loin des rillettes. Que vous alliez au fin fond de l’Alabama, en Azerbaïdjan ou que vous discutiez avec un chauffeur de taxi pakistanais à Dubai, Le Mans évoque pour tous une course automobile dans le monde entier si bien qu’elle pourrait être inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO. Cette passion a bien débuté un jour, le plus souvent très jeune. Je suis certain que pour vous c’est la même chose.
Comme beaucoup, ma découverte des 24 Heures du Mans s’est faite en famille. Chaque mois de juin, j’étais gardé le temps d’un week-end par mes grands parents et je me demandais bien pourquoi mes parents me laissaient en famille une fois l’an pour partir avec leurs amis voir une course de voiture que je regardais devant le petit écran. Avec un père passionné de voiture, il aurait été étonnant que je m’intéresse à autre chose surtout que les années 80 faisaient encore la part belle à la voiture. Oui, à cette époque la voiture était encore un espace de liberté qui faisait rêver. J’ai longtemps tanné mes parents pour qu’ils m’emmènent voir ces fameuses 24 Heures du Mans mais pour cela il fallait attendre un bon bulletin scolaire, chose pas facile. Par chance, nous avions de la famille qui habitait au Mans et qui travaillait aux impôts (vous comprendrez pourquoi plus tard c’est important de le préciser). Pour partir le samedi matin, il fallait manquer l’école (oui car au siècle dernier, on allait à l’école le samedi matin). J’ai le souvenir que quelques jours plus tôt je pouvais me la péter en disant à mes copains que j’allais aux 24 Heures du Mans. On ne parle pas de traverser toute la France, on parle d’un trajet de 150 km mais Le Mans, c’était le bout du monde.
Vu que j’étais tout petit dans les années 80, il n’était pas question de veiller toute la nuit sur le circuit. On y allait à plusieurs reprises durant le week-end. Ne me demandez pas pourquoi mais dès le début je me suis passionné pour Jean Rondeau, peut-être pour son côté David contre Goliath. C’est toujours le cas actuellement et c’est pourquoi Endurance-Info a toujours mis un point d’honneur à parler des privés qui font vivre le business. C’est là que j’en reviens aux impôts. Nos cousins avaient eu la chance (ou pas vu que c’était dans le cadre des impôts) de côtoyer Jean Rondeau professionnellement. Ils m’ont remis une lettre signée de sa main avec le tampon des Automobiles Jean Rondeau. On ne voyait pas le texte qui était volontairement noirci mais gamin, j’avais ce que j’estimais un collector (qui est toujours à côté de mon bureau). Imaginez mon émotion l’année passée peu de temps avant les 24 Heures quand je suis allé diner chez Lucien Monté (un autre LM), compagnon d’arme des débuts de Jean Rondeau et à qui j’ai raconté cette anecdote. Bref, le virus du Mans était pris dès ma première visite au Mans.
Vous imaginez bien que j’ai fait mon possible pour y retourner l’année suivante mais c’était sans compter sur ma mère qui jugeait mon bulletin peu adapté à un séchage de cours en règle pour manquer l’école un samedi matin afin d’aller au Mans. Mon père était chaud, ma mère non, et c’est elle qui a gagné. Croyez-le ou pas, mais j’ai travaillé à l’école pour aller au Mans un an plus tard. Bingo ! J’ai en mémoire le trajet où des gamins attendaient le car le samedi matin pour aller en cours alors que moi j’allais au Mans. J’ai aussi le souvenir que l’on pouvait acheter des billets en bord de route entre La Flèche et Le Mans. Par chance, mon père avait chaque année des billets qui permettaient un accès au parc coureurs. On pouvait approcher les pilotes, les voitures. Combien de temps j’ai passé dans ce parc coureurs ? Je ne sais pas mais beaucoup… On s’asseyait au-dessus des stands avec les pieds qui tombaient sur les vitres des « loges ». Tout était différent : le village était boisé, les allées pas toutes goudronnées, le musée était encore au milieu du circuit.
Mon histoire avec Jean Rondeau n’est pas terminée car je me souviens lui avoir écrit avec en réponse des photos et un mot de sa mère Renée. Quand on est gamin, ce n’est pas rien… Dans les années 80, il y avait pas mal de salon de la voiture de course. Je me souviens être allée à celui de la Roche-sur-Yon en Vendée. Yves Courage y exposait sa Cougar avec une distribution d’affiches. J’ai eu le droit à : « pour Laurent, fan de la Cougar ». J’ai raconté cette anecdote à Yves il y a quelques années qui se souvenait de ce salon mais pas de moi. Tous les ans, nous allions aux 24 Heures du Mans. A chaque retour, je prenais des grandes feuilles, je faisais 365 cases et chaque jour, je rayais une case. C’est fou mais n’oubliez pas que j’étais gamin.
A la fin des années 80, je me souviens même faire le déplacement avec un gros radio cassette, un stock de piles et de cassettes pour enregistrer Radio 24 Heures sur le parking quand nous retournions à la voiture. Les cassettes faisaient 90 minutes, donc il fallait les changer souvent. J’ai toujours connu le même rituel annuel : parking bleu, Arnage et Mulsanne le dimanche matin, Ouest France et Le Maine Libre. Je gardais tout ce qui touchait au Mans au grand désarroi de ma mère (vous aurez compris que mon père aimait le sport auto contrairement à ma mère). Je classais tout par année dans des chemises qui du coup me servent bien aujourd’hui pour mes articles. A cette époque, je n’avais aucune idée qu’un jour ça me servirait.
Les années ont passé, la passion est restée. Nous avons passé un paquet d’éditions assis sous la tribune ACO sur des balancelles accrochées aux poutres métalliques. Je regardais ces pilotes et ces voitures. On cochait sur le journal nos favoris et les abandons le dimanche matin. On passait chercher une feuille de classement dans le village, j’achetais un tee-shirt, une casquette Silk Cut Jaguar, des pin’s Cougar (oui le pin’s a été la mode). Déjà à cette époque, j’avais un profond respect pour Henri Pescarolo qui était le maitre à tous, alors imaginez mon émotion quand nous sommes allés déjeuner chez lui pour fêter les 10 ans d’Endurance-Info en 2016. C’est la même chose pour Jean-Marc Teissedre. Avant Internet, il fallait acheter Auto Hebdo pour savoir ce qui se passait. J’ai eu la chance d’aller déjeuner à plusieurs reprises chez Jean-Marc, celui dont je dévorais les articles quand j’étais gamin. La vie est parfois étrange. Que dire de mes discussions régulières avec Yannick Dalmas, grand Monsieur de l’Endurance. Peut-être même que l’avenir va nous lier un peu plus dans peu de temps. Je n’enregistre jamais les interviews car je préfère les retranscrire. En réalité, j’ai quelques enregistrements, un très long d’Henri Pescarolo, deux très longs de Jean-Félix Bazelin (Dunlop) et Didier Calmels, sans oublier un long entretien avec Gérard Larrousse. Vous avez beau passer plus de 250 jours/an sur les circuits et discuter avec tout le monde, cela fait toujours bizarre qu’un Gérard Larrousse vous appelle en vous disant : “salut Laurent, c’est Gérard”. On parle quand même de Gérard Larrousse.
Ce n’est pas le tout mais les années passent, et une fois mon permis en poche, j’emmenais à mon tour mon père aux 24 Heures du Mans. Le rituel était le même : sous la tribune ACO, paddock, Arnage, Mulsanne. Sauf que là, plus besoin de justifier d’un bon bulletin scolaire pour aller au Mans. J’avais toujours dit à mon père qu’un jour je serais de l’autre côté du grillage. Quand on est gamin, on veut être pilote, ce qui était aussi mon cas. Je n’avais pas l’argent et encore moins le talent. Pourtant en 2001, je me suis payé un stage en Formule Renault avec le meilleur chrono de la journée. C’est cette même année que j’ai acheté mon premier billet Pitwalk pour y rester une semaine complète. J’avais pris un hôtel à Alençon, ce qui fait que chaque matin il fallait faire une heure de route et la même chose le soir. En 2001, le téléphone portable existait déjà et le billet Pitwalk me permettait d’aller dans la voie des stands le mercredi et le jeudi. Je crois que j’ai appelé la terre entière (hors forfait) pour dire qu’enfin j’étais dans la voie des stands la semaine des 24 Heures du Mans.
Depuis, le temps a passé et les choses ont évolué. Je ne vais pas revenir aujourd’hui sur le pourquoi du lancement d’endurance-Info et le passage d’une balancelle sous la tribune ACO à un lectorat quotidien de bien plus de 50 000 personnes au Mans. Je ne suis pas pilote mais je suis passé de l’autre côté du grillage. La boucle est bouclée sans le moindre regret. En réalité, j’ai un regret : ne pas avoir fait la connaissance de Bob Wollek.
Mon histoire personnelle est aussi la votre, je n’en doute pas une seconde. Des anecdotes, je pourrais vous en raconter des dizaines et des dizaines. Cette passion de l’Endurance m’a fait faire un tas de choses assez incroyables. Entre un déplacement en Argentine à San Luis avec Hexis Racing, un tour mémorable en Porsche de rallye avec Romain Dumas, un tour de vélo à Kyoto avec Fred Mako (un Ricard chez Francis, private joke), un footing valise à la main à Luton avec Guillaume Moreau, les anecdotes sont nombreuses. Il y en a des plus tristes comme la Journée Test des 24 Heures du Mans 2012. Etant proche de Guillaume Moreau, sa sortie de piste sans connaître son état de santé a été un moment désagréable à vivre. Je me souviens très bien avoir croisé Sébastien Philippe (OAK Racing) qui revenait du service médical, la tête des mauvais jours, avec dans les mains la combinaison et les bottines de Guillaume. Hospitalisé à Angers, les nouvelles étaient plus ou moins rassurantes. Six jours après sa sortie de piste, Olivier Pla et moi (avec l’accord de Guillaume) partions pour Angers sans rien dire à personne. Je crois que ce trajet, pourtant très court, a duré une éternité. Ni Olivier, ni moi ne savions dans quel état nous allions retrouver Guillaume. Il était allongé sur son lit, souffrant beaucoup du dos, mais demandant à ce qu’on l’assoie dans son fauteuil roulant. Croyez-le ou non, mais une fois dans le couloir, il a essayé de faire la course avec un autre patient, alors qu’à cette date, il ne savait pas s’il pourrait remarcher un jour. Tout ça pour dire que l’Endurance procure des sensations bien au-delà de la piste.
Tout le monde a des anecdotes à raconter sur Le Mans. Ange Pasquali, qui s’occupait du programme Toyota GT One, me disait encore il y a peu : « avant il n’y avait pas de championnat WEC, on attendait un an pour revenir au Mans. » C’est aussi ce qui fait partie du charme. On attend l’échéance, on la prépare, on la vit pleinement, qu’on soit pilote, spectateur, ingénieur, mécanicien, vidéaste ou commissaire. Le seul souci est que l’automobile dans son ensemble ne fait plus rêver, on ne peut plus rouler, on achète une voiture pour aller d’un point A à un point B. Vous achetez une auto exotique, on vous regarde de travers, vous possédez une Porsche ou une Ferrari, la première chose qu’on vous demande c’est combien elle vaut et si par malheur vous êtes patron, on vous dit que vous avez magouillé pour avoir ce type de voiture.
La Formula E est dans l’air du temps, mais pas sûr qu’elle déchaine les passions chez les +40 ans qui se tournent vers l’historique avec des autos qui font du bruit et qui vous rappellent votre jeunesse. En 2011, une Peugeot 908 ne me faisait pas le moindre effet. Six ans plus tard, j’ai pu m’asseoir dans le baquet et appuyer sur le bouton ‘Start’, non sans une certaine émotion. Est-ce que la nouvelle génération va s’intéresser à l’automobile ? Comme un moyen de locomotion, c’est bien possible, comme un outil d’évasion, ce serait étonnant. Il va falloir créer des envies, nourrir des passions, faire rêver. L’e-sport c’est bien mais le virtuel n’est pas le réel. Pourquoi mon père qui est allé au Mans des dizaines et des dizaines de fois ne fait plus le déplacement ? Stéphane Ratel me dit fréquemment : “je fais le pari que la dernière voiture sera une voiture de course.”
Vous serez encore certainement 200 000 à faire le déplacement au Mans. Vous serez là et moi aussi…