Les 24 Heures du Mans vues par… Laurent Chauveau

    De quoi est faite une passion ? Comment expliquer rationnellement un phénomène qui ne l’est pas ? Pourquoi un défilé d’objets hurleurs à 4 roues marque de manière si profonde le cerveau d’un enfant ? Pourquoi des bagnoles couvrant 5000 bornes en repassant stupidement toutes les 3’30″ au même endroit peuvent frapper si profondément l’imagination d’un marmot ? Si profondément que cet enfant devenu adulte en viendra à s’investir aux côtés des speakers grâce à Infos-Course alors que les Peugeot 905 se retirent sur un triplé ? Cette soif d’endurance n’étant toujours pas assouvie, cet adulte devenu un peu plus mur lancera après la 3ème victoire de l’Audi R8, l’un des premiers sites internet d’actu purement dédié au Mans, site devenu quatre ans plus tard Endurance-Info ?

    Comment expliquer que le manque de protos passant devant ses yeux puisse pousser cet enfant au cœur des seventies, à se ruer dans la cave de ses grands-parents pour y trouver tous les Maine Libre accumulés là depuis des semaines ? De les feuilleter tous, un par un, patiemment, les mains noircies par l’encre pour trouver le moindre bout d’article sur les 24 Heures ? De découper ces infos et les recoller sur du papier listing des Nouvelles Galeries ou bossent son papy et sa mamy ? De faire ses légendes soi-même, déjà pour avoir l’air d’un journaliste ! Certains rêvaient d’être pilote. Au fond de moi, j’en rêvais aussi mais je me doutais déjà que je n’étais pas fait du bon métal… Alors que faire le journaliste, raconter la course, ça oui, je me sentais déjà capable de le faire…

    Ici un extrait d’un cahier réalisé en 1982.

    Pourquoi et comment une passion peut vous laisser des souvenirs si nets, si incroyablement nets de moments ayant déjà plus de 40 ans au compteur ? Je me souviens très bien de l’endroit où nous nous tenions lors du départ de 1975, mon tout premier du haut de mes 6 ans, du haut des épaules de papa avec mon papy à nos côtés. Je me souviens de ma terreur lorsque tous ces moteurs hurlant vinrent frapper mes tympans une fois le drapeau tricolore abaissé. Je me souviens des deux flèches bleues et orange qui menèrent la course. Je me souviens bien de mon immense tristesse le dimanche matin en constatant que la Ligier bleue à parements verts, celle d’Henri, n’était plus dans la course. Je me souviens parfaitement de ce brisement de cœur en voyant tous ces garages vides alors que Ickx et Bell n’avaient pas encore cueilli leur victoire. Je pensais aux mécanos et je me disais que ça devait être affreux pour eux… Je ne me souviens pas de l’arrivée, nous étions déjà repartis… Je me souviens d’avoir loupé l’édition 1976, à cause du baptême de mon cousin. Franchement Jérôme, t’abuses !

    Le départ de 1975, nous étions de l’autre côté de la piste à peu près sous la tribune aux couleurs Dunlop aujourd’hui.

    Je me souviens, comme beaucoup des spectateurs de mon époque, des grandes buvettes ou tout le monde venait se rafraichir un peu alors que la ronde tournait. Je me souviens de vouloir systématiquement faire un détour chaque année par le critérium du jeune pilote, je rêvais d’avoir le droit moi aussi comme ces autres gamins, de conduire ces répliques de Ferrari P3 au milieu des bottes de paille. Je me souviens de nos passages au milieu de la fête foraine. La femme la plus grosse du monde ! Je ne comprenais pas l’intérêt… Les motards tournant en rond dans leur cage de fer ! Je ne comprenais pas l’intérêt. Mais les autos tamponneuses, là, je disais oui !

    Je me souviens, de manière indélébile, de ma première et unique fois au coucher de soleil à Mulsanne. Ce devait être 1978. Il faisait un temps magnifique et l’on avait encore la possibilité à l’époque d’être quasiment dans l’axe de cette ligne droite des Hunaudières, point de rond-point à Mulsanne. On voyait ces phares descendre depuis la bosse… Je me souviens de la deuxième passerelle Dunlop, celle qui était plantée juste avant le Tertre Rouge bien plus serré, bien plus lent qu’il ne l’est aujourd’hui. Je me souviens du gigantesque panneau donnant le classement avec de très larges minutes de retard puisqu’il était mis à jour à la main… Je me souviens de cette très grande Gitane au virage Ford qui avait succédé au bonhomme à la tête en goutte d’huile qui vantait les mérites d’Esso. Je me souviens de ces stands hors d’âge, de ce bordel inouï dans la voie des stands, de ces balcons de ravitaillement tellement sympas mais dont je n’ai pu profiter que très peu puisqu’il fallait payer un supplément durant la course…

    Ah la vue depuis les balcons de ravitaillement…

    Je me souviens de ce mardi de 1983, deux jours après les 24 Heures ou maman m’annonça que mon papy était à l’hôpital. Deux jours plus tôt, il était, comme chaque année, avec papa et moi, déambulant dans les gradins. Il devait serrer les dents, très certainement, puisque le crabe le dévorait déjà de l’intérieur. Foutu pancréas… Il avait voulu profiter des 24 Heures une dernière fois avec nous, lui qui les avaient vécues avant-guerre avec mamy. Mamy n’en avait rien à faire de la course, mais il lui plaisait de profiter du pique-nique à Indianapolis avec Papy, malgré la poussière soulevée par les voitures sur les chemins de l’époque…

    Papy avait promis à papa de l’emmener aux 24 heures en 1955, mais seulement le dimanche, une fois la fournée de pain finie puisqu’il était encore boulanger. Mais la radio amenant au foyer l’horrible nouvelle de l’envol fatal de la Mercedes, le voyage fut bien évidemment annulé. Papa se vengea quelques années plus tard, en allant faire ses études au Mans. Il pouvait aller aux 24 Heures, se planter derrière le grillage avec quelques copains pour faire un tour par tour, histoire de suivre la course. Il est clair que je suis LE passionné de la famille, le gros taré, le doux dingue des 24 Heures. Mais avouez qu’avec un tel entourage familial, j’avais peu de chances d’y échapper !!! N’est-ce pas mon frérot, toi qui a également pris ta part de passion. Toi avec qui je textote pendant une course du WEC ? Toi avec qui… Frotte, frotte ! (Celle-là, elle est pour toi, personne d’autre ne peut la piger…)

    Comment expliquer que la passion puisse vous amener à enregistrer chaque année le bruit des moteurs à la sortie de Mulsanne avec mon sound blaster et mes cassettes audio ? Qu’y a-t-il de raisonnable à se repasser le bruit de ces moteurs, le soir même de la course, une fois dans le bain bien mérité après 24 Heures et plus de crapahute ? Qu’est ce qui peut expliquer que j’ai longtemps demandé que l’on m’enregistre la course sur des K7 VHS ? Et que j’ai eu le besoin de mes les passer et de me les repasser ? Qui comprendra mon coup au cœur en découvrant le splendide “Spécial Le Mans 1983” de Grand Prix International ? A une époque où les magazines comprenaient encore 90% de pages en N&B, GPI était 100% couleurs ! Avec des posters bien plus gros que ceux de Sport Auto ! La 956 n°3 victorieuse a longtemps orné les murs de ma chambre, des murs percés de centaines de trous de punaises pour les autres posters camouflant le papier peint !!!

    Les à-plats prêts à être mis en forme mais qui ne l’ont jamais été…

    Vous voulez plus fou ? J’ai ça en stock. Comment vous faire comprendre que je me faisais mes propres maquettes au 1/24 à partir de papier Canson plié-collé et colorié au feutre ? Avec des entrées d’air percées comme sur les vraies. Avec des roues faites à la main et quasiment rondes. Avec un cockpit relativement représentatif des vraies. Même si mes carrosseries ne comportaient des galbes que dans une seule direction par la faute du papier, mes Rondeau et mes WM avaient tout de même une gueule qui me permettait de prolonger le rêve. J’avais fait les deux Otis n°7 et 24 de 1981, mes préférées de l’époque… Je n’en ai plus une seule aujourd’hui, je le regrette. Il ne me reste que des à-plats tout prêts mais jamais mis en forme, c’est déjà ça… Mes feutres et mes cansons m’ont également servi à débuter une BD retraçant les 24 Heures 1983, BD jamais terminée…

    Une BD jamais terminée…

    Après le papier, je suis passé au virtuel. J’ai modélisé en 1999 sur Catia V4 une GT inspirée de la McLaren F1 GTR longue de 1997 puis une « Matra » très personnelle en 2000 (ce sont ces deux voitures que vous retrouvez en photo de Une de cet article). Le modelage plan de forme étant devenu mon véritable métier, j’ai ensuite créé une LMP1 qui s’était transformée en poisson d’Avril sur Endurance-Info, agrémentée d’une histoire abracadabrantesque mais qui avait bien pris. Nous avions même reçu des CV de personnes souhaitaint intégrer l’aventure ! Quatrième voiture virtuelle, j’ai mis tout ce que je savais faire de mieux dans ma toute dernière “LMP1” personnelle, ma petite Eve, débutée en 2012 et finie en… 2016 !!! Avec un bon millier d’heures de travail à la clé…

    Une LMP1 aux couleurs EI qui date de 2007, le poisson d’Avril avait eu son petit succès…

    Quel moteur passionnel peut être assez puissant pour vous pousser à vous isoler plusieurs jours d’affilée afin d’écrire à la plume, un « résumé » de ma course, de la façon dont je l’ai vécue ? Sur une trentaine de pages. Je vous livre un extrait de mon cahier de 1986…

    « 3H20, le pace-car sort des stands, les feux virent au jaune, la course est neutralisée. 3H30, la Porsche Kremer n°12 rentre aux stands. Je suis juste en face. Et alors que tout semble encore marcher sur cette voiture, on la pousse dans l’enceinte du paddock. Funeste présage. On ne nous donne guère d’informations sur cette neutralisation. Mais bon dieu, que s’est-il passé ? En fait, on ne se fait guère d’illusions, il a dû se passer quelque chose de grave. Petit à petit, on apprend que la Porsche n°10 est sortie au début de la ligne droite. Il faut refaire les rails sur 30 mètres. 30 mètres, c’est énorme. Funeste présage. 4H30, j’en ai marre, 1H10 de ce spectacle neutralisé, c’est énervant. 5H00, c’est décidé, je vais aller dormir un peu aux Esses du Tertre Rouge. 5H10, j’arrive au bout de la ligne droite des tribunes et Philippe Debarle prend le micro. “La course automobile comporte d’inévitables dangers. Jo Gartner, à bord de sa Porsche n°10 s’est tué dans les Hunaudières.” Je me suis arrêté net, figé, le sang glacé. J’avais beau m’attendre au pire, la nouvelle me met vraiment KO. Plus un bruit, le speaker s’est tu, les moteurs sont dans le lointain. L’ambiance est lugubre. C’est la sixième fois que je viens au Mans mais c’est la première fois qu’un pilote y perd la vie. C’est dur, très dur. La fête est brisée. Le rêve devient cauchemar. Et là, soudain, quelque chose me frappe. Cette Porsche Kremer Kenwood avait toujours été bleue. Or cette année, elle avait viré au noir. Funeste présage… »

    Un extrait en image de mon cahier de 1988

    Comment expliquer que la passion se relance d’elle-même après de tels coups durs ? Après la mort de Jo, après celle de Sébastien, après celle de Michele, après celle d’Allan ? Comment comprendre que quelques heures après les flammes autour de la WR, on puisse avoir « oublié » ce drame absolu et s’être passionné pour la fin de cette séance folle des préqualifs ? Est-ce raisonnable ? Sûrement pas. Mais c’est réel, aussi honteux que soit le sentiment que cela m’inspire aujourd’hui…

    En 1988, j’avais illustré mon cahier avec des classements horaires permettant aussi de voir du premier coup d’œil les écarts !

    Comment avouer les sommes d’argent que j’ai pu engloutir dans mes voyages autour de la planète endurance ? Dans mon matos photo quasi pro, moi qui n’ai jamais cherché à être rémunéré. J’ai même cherché à l’éviter car je ne voulais pas que passion devienne boulot. Le jour où Endurance-Info en est venu à me bouffer toute ma vie, toutes mes heures libres, où les touches de mon clavier étaient encombrées de miettes de pain et de bouts de fromage car je mangeais devant mon PC, j’ai tout stoppé. Car j’avais peur que cette frénésie totale finisse par bouffer la passion. Par la fatigue que cette frénésie générait. Je sentais que j’étais proche de ce point de rupture. Ce dont je ne voulais absolument pas. J’ai protégé ma passion. Et j’ai réussi. Elle est toujours là, présente. Elle évolue certes avec l’âge, avec les circonstances surtout. Mais elle est toujours là. Malgré un plateau LMP1 qui lui, ne me fait plus tout à fait rêver. Malgré des moteurs qui passent désormais en silence ou presque. Malgré ces LMP2 qui sonnent toutes à l’unisson, nous privant de la variété à laquelle nous étions habitués. Je ne me rendrai pas au Mans cette année pour mes 39èmes 24 Heures avec la même excitation que d’habitude, je l’avoue. Il me manque, comme à beaucoup d’entre nous, je le pense, du peps en tête de la course pour la conclusion de cette Super Saison pas si super. Il aura fallu des flocons de neige ardennais pour que l’on vive réellement une course folle mais on n’attend pas de neige pour la mi-juin ! Je ne me rendrai pas au Mans cette année avec la même excitation que d’habitude. Mais il reste inenvisageable que je loupe les 24 Heures.

    Malgré tout, nous avons besoin d’un changement de cap rapide, un changement de cap majeur et judicieux. Messieurs les législateurs, c’est à vous de jouer et de bien jouer. C’est devenu vital. Vital et urgent ! Pour relancer cette chose si bizarre, si irrationnelle, si inexplicable. Celle chose qui ne doit jamais disparaître : notre passion…