Au moment des 24 Heures du Mans 2020, la rédaction d’Endurance Info vous avait donné la possibilité de raconter votre plus belle course. Cela se faisait sous le titre reprenant l’extrait de la chanson de Georges Brassens :
« La guerre de 14-18 » « Moi, mon colon, celle que je préfère, c’est… »,
Claude (Foubert) avait alors décidé de se prêter à l’exercice. Cet amoureux fou des 24 Heures du Mans avait alors pris l’édition 1988 comme point d’orgue de sa passion. Pour la rédaction, il y a pas meilleur moyen de lui rendre hommage, après son décès hier, que de vous faire profiter de son style et de son écriture une dernière fois. Endurance-Info pleure l’un de ses membres fondateurs…
Voici son texte :
” Je me lance le premier dans l’exercice…Privilège de l’âge, mais est-ce réellement un privilège ? J’ai assisté à de nombreuses éditions mythiques des 24 Heures du Mans qui ont contribué à étoffer la légende des 24 Heures du Mans.
J’aurais pu évoquer les quatre victoires des Ford GT40 au Mans, évidemment c’est du lourd : 1966 pour le premier succès du constructeur de Detroit dans la Sarthe et son final retracé récemment dans le film « Le Mans 1966″. 1967 pour le duel très musclé entre Ford et Ferrari et la pulvérisation du mur des 5000 km au Mans par Dan Gurney. 1968, première édition automnale des 24 Heures, première victoire des couleurs Gulf et seule victoire de Pedro Rodriguez, le « chouchou » des spectateurs manceaux, avec la chevauchée nocturne d’Henri Pescarolo sous la pluie et sans essuie-glaces. 1969 avec Jacky Ickx jouant un remake du Lièvre et la Tortue, après avoir traversé la piste en marchant pour rejoindre sa voiture au départ, pour marquer sa désapprobation envers le départ en épi, avec ce finish insensé entre la Ford GT40 de Jacky Ickx et la Porsche 908 de Hans Herrmann …
J’aurais aussi pu citer les trois victoires de Matra en 1972, 1973 et 1974 – trois succès consécutifs également de Henri Pescarolo qui rentrait lui aussi dans la légende du Mans- sont aussi rentrées dans l’histoire de l’épreuve. Depuis, de nombreuses autres éditions sont rentrées dans la légende, mais le contrat est de n’en choisir qu’une seule.
Celle que je préfère n’est sans doute pas une des plus renommées, mais tout choix est nécessairement subjectif, et mes 24 Heures – et ma course – de cœur, ce sont les 24 Heures 1988.
Choix subjectif, disais-je, parce que motivé par un grand faible, de longue date, pour Jaguar et plus particulièrement pour les XJR-9 que je considère parmi les plus beaux prototypes vus au Mans. Sept victoires successives de Porsche au Mans, cela faisait beaucoup, trop même, et il était temps que le vent tourne après plus de trente années de disette. En 1986, quand la dernière Jaguar en piste fut contrainte à l’abandon et que les mécaniciens brandirent aux fans britanniques installés en masse dans la tribune Jaguar -bien nommée- (l’actuelle tribune Tavano, la première sur la ligne droite d’arrivée, qui faisait face aux stands Jaguar), un véritablement rugissement de ces fans traduisait leur envie. En 1987, l’opposition des « Big Cats » aux Porsche 962 C avait été superbe. La troisième fois devait être la bonne. Cette année là, avec mon épouse, nous occupions une place de choix dans cette fameuse tribune Jaguar, face aux stands des XJR-9, et nous ne l’avons pas regretté.
L’affaire se présentait au mieux avant les 24 Heures du Mans pour les XJR-9 du Tom Walkinshaw Racing. Jaguar avait remporté trois des quatre manches du Championnat du Monde des Voitures de Sport -WSC- dont les trois dernières consécutivement, à Jarama, Monza et Silvertone, après une victoire initiale d’une Sauber-Mercedes C9 à Jerez. De plus, la Jaguar XJR-9 de Brundle/Boesel/Nielsen avait remporté les 24 Heures de Daytona, donc les Jaguar tenaient la distance. Oui, mais Porsche AG ne participait pas à ces cinq courses, déléguant ses pouvoirs à des équipes privées – de valeur, certes – comme Joest, Brun ou Kremer. Au Mans, l’ogre Porsche était engagé officiellement, et cela changeait la donne… Le constructeur avait des équipages de choc : Stuck/Ludwig/Bell (tous trois ayant déjà gagné au Mans), Wollek/Schuppan/Van der Merwe (Schuppan l’ayant emporté en 1983) et un incroyable trio familial sur la #19 : Mario Andretti, son fils Mickaël et son neveu John!
En 1988, les essais préliminaires du mois de mai n’étaient pas organisés, ce qui compliquait la tâche des néophytes du circuit manceau qui devaient donc l’apprivoiser durant les essais libres et les qualifications, le mercredi et le jeudi.
L’affiche était belle, en cette année où la grille départ ne comportait que des sports-prototypes : 31 Groupe C1 (imaginez 31 LMP1 au départ des 24 Heures 2020 !!), 18 Groupe C2 et 3 GTP (3 Mazda à moteur rotatif, deux 767 et une 757). Autres temps, autres mœurs… Par rapport à 2020, ces 24 Heures 1988 étaient très politiquement incorrectes et très peu écologiques avec, comme sponsors, un pétrolier pour les Porsche officielles et une marque de cigarettes pour les cinq Jaguar !
En dehors de Jaguar et de Porsche, on pouvait penser que les Sauber-Mercedes C9, victorieuses lors de l’ouverture de la saison avec le trio Jean-Louis Schlesser/Jochen Mass/Mauro Baldi, alait avoir leur mot à dire. Cette Sauber C9 #61 avait terminé deuxième des trois manches suivantes derrière la Jaguar XJR-9 du duo Martin Brundle/Eddie Cheever. Schlesser était remplacé par James Weaver, le Français ne voulant pas courir au Mans, estimant le circuit trop dangereux.
Les Sauber n’allaient même pas prendre le départ de ces 24 Heures en délicatesse avec leurs pneumatiques. La sortie de route de Klaus Niedwiedz à plus de 380 km/h dans les Hunaudières, à la suite d’une crevaison, scella le forfait des deux C9, laissant ainsi le champ libre à un affrontement Porsche-Jaguar.
Mes espoirs d’une victoire Jaguar, espoirs qui avaient été encouragés par les trois victoires de Martin Brundle/Eddie Cheever avant Le Mans, reçurent une douche froide après les qualifications. Les trois 962 C officielles trustaient les trois premières places de la grille de départ, avec un Hans Joachim Stuck stratosphérique qui claquait la pole position 3.15.64 avec la Porsche #17, devant Bob Wollek (#18, 3.18.62) et Mario Andretti (#19, 3.21.77). Le mieux placé des pilotes Jaguar était quatrième, mais à six secondes de Stuck, la XJR-9 #1 tournant en 3.21.78.
Martin Brundle changeait de coéquipier pour l’occasion, Eddie Cheever, retenu à Montréal pour le Grand Prix du Canada F1 où il pilotait une Arrows, étant remplacé par Derek Warwick, la #1 restant sur un équipage de deux pilotes. Les quatre autres Jaguar étaient respectivement 6ème (#2), 9ème (#21), 11ème et 12ème. Même si on se rassurait un peu en pensant que les Porsche au Flat 6 Turbo 3 litres avaient pu jouer de la pression de turbo face au V12 atmosphérique 7 litres des XJR-9, on pouvait être inquiet. Seuls les fans britanniques semblaient conserver leur flegme. Il faisait chaud cette année-là et les spectateurs anglais commençaient à prendre des couleurs. Leur peau très claire se teintait tout d’abord d’un rose pâle, puis plus foncé et le week-end de la course, cela virait presque à une jolie couleur framboise !
Le samedi arriva très vite. Cette année 1988, le départ, traditionnellement donné à 16 heures, avait été avancé à 15 heures en raison du deuxième tour des élections législatives et afin de permettre aux électeurs de pouvoir rentrer à temps pour voter. Lors des hymnes nationaux, le « God Save the Queen » dépassa largement au nombre de décibels « La Marseillaise »…
Le départ était donné par Kyohei Yokose, le Président du Groupe Sumimoto, propriétaire de Dunlop, le manufacturier fêtant son centenaire. Les trois Porsche officielles prenaient les devants, Stuck devant Wollek, Mario Andretti étant troisième à quelques longueurs. Martin Brundle était quatrième, et à la joie des spectateurs d’outre-Manche, Jan Lammers (XJR-9 #2) dépassait la Porsche Joest #8 de Frank Jelinski. Lammers faisait le show, dans les Hunaudières en dépassant Brundle, avant Mulsanne, il s’intercalait alors entre les Porsche en dépassant Andretti.
Déchaîné, il ne s’arrêtait pas en si bon chemin et prenait le meilleur sur Wollek avant Indianapolis, passant en deuxième position au premier passage sur la ligne d’arrivée. Je vous laisse imaginer la clameur dans les tribunes.
Jaguar avait-il lancé un lièvre à l’avant ? Lammers persistait et, dans le tour suivant, il prenait la tête de la course après avoir doublé Stuck entre Mulsanne et Indianapolis. A son passage devant les tribunes c’était le délire…On estimait que, parmi les 280 000 spectateurs, 80 000 étaient britanniques.
Stuck et Wollek, au lieu de laisser Lammers faire le spectacle, se piquaient au jeu et restaient dans les échappements de la Jaguar, l’Allemand et l’Alsacien s’expliquant même pour la deuxième place. De la fébrilité chez Porsche ? C’était plutôt inattendu… Dans ce trio de furieux, Lammers était le premier à rentrer au stand pour ravitailler, cédant son baquet à Johnny Dumfries, auteur du meilleur tour en course en 1987 avec une Sauber C9 pour sa première participation au Mans.
Stuck passait donc au commandement, mais la lutte fratricide avec Wollek continuait, le Français prenant même la première position avant la fin de son relais. Curieusement, les deux hommes rentraient pour ravitailler en même temps, créant un peu la pagaille dans les stands Porsche, nouveau signe de fébrilité… Klaus Ludwig remplaçait Stuck, Vern Schuppan prenait la place de Wollek, mais les deux Porsche se gênaient au moment de repartir, perdant du temps sur Dumfries qui avait pris un peu de champ.
Ludwig faisait le forcing au lieu de laisser la Jaguar caracoler et livrait un joli duel avec Dumfries, la Porsche #17 reprenant la tête finalement au bout de la ligne droite des stands. Passation de pouvoir, Porsche remettant les pendules à l’heure allemande ? Pas sûr car Ludwig avait peut-être trop forcé la cadence et bientôt la Porsche #17 était presque immobilisée dans la forêt entre Mulsanne et Indianapolis, visiblement à court de carburant, nouveau signe de fébrilité dans le camp allemand… Elle parvenait à ramper jusqu’aux stands, mais avait bien perdu cinq bonnes minutes dans cette très mauvaise opération, cinq minutes qui seront plus que préjudiciables comme on le verra par la suite. Nouvelles clameurs dans les tribunes et Union Jack brandi à tout-va au nouveau passage de la Jaguar #2, les Porsche de Wollek/Schuppan/Van der Merwe et de la famille Andretti devenant les adversaires de cette Jaguar, alors que les autres XJR-9 adoptaient un tableau de marche plus prudent, la #1 de John Nielsen étant sortie de la piste à Indianapolis et avait dû être dégagée par les commissaires, prenant ainsi un retard important.
La 962 C #18 se lançait à l’abordage à son tour et un joli mano à mano s’engageait avec la Jaguar de tête, les deux voitures se passant et se repassant. La Porsche prenait le meilleur. Au quart de la course, elle était première devant la Jaguar #2, la Porsche #18 du trio Andretti et la Jaguar #21 du trio américain Danny Sullivan/Davy Jones/Price Cobb. La Porsche #17 remontait vers l’avant petit à petit et après six heures de course elle était cinquième.
Pour donner encore plus de couleurs à ce début de course échevelé, le speaker annonçait peu après 20 heures que Roger Dorchy, au volant de la WM P88 #51, avait dépassé le cap des 400 km/h sur la ligne droite des Hunaudières, fixant ce record à 405 km/h (record qui tient encore et qui restera dans l’éternité à la suite de la mise en place des chicanes dans la ligne droite). 400 km/h, un chiffre qui faisait rêver…Que du bonheur, décidément, cette course de 1988 !
Trois Porsche et deux Jaguar dans le Top 5, la course tenait ses promesses, l’avantage semblait aller à Porsche, même si en fonction des arrêts, la Jaguar #2 repassait devant. Peu après minuit, les XJR-9 perdaient un élément, la # 3 de Henri Pescarolo/John Watson/Raul Boesel, boîte de vitesses hors d’usage.
Était-ce le talon d’Achille des Jaguar ? A l’avant, la #2 poursuivait son sans faute et, à mi-course, elle emmenait toujours le peloton. Porsche était à son tour frappé car la Porsche #18 qui disputait le leadership à la Jaguar de tête devait abandonner aux alentours de minuit sur problème moteur. Boîte de vitesses ou moteur défaillants, cela témoignait de l’intensité de la lutte. La Porsche #19 avait brièvement été au commandement pendant le deuxième quart de la course.
A six heures de l’arrivée, la Jaguar #2, qui n’avait pas baissé de rythme depuis le départ, tenait bon, mais voyait revenir la Porsche de Stuck/Ludwig/Bell, de plus en plus menaçante. Martin Brundle et John Nielsen étaient eux aussi bien remontés et, troisièmes devant la Porsche #19, prenaient la Porsche #17 en sandwich. Dans la tribune Jaguar, qui se remplissait rapidement dès les premières heures de la matinée, on commençait à y croire. Ce n’était pas encore l’euphorie, mais presque…
Les Britanniques prirent pourtant un coup de massue à la 19ème heure de course avec l’abandon de Brundle/Nielsen, joint de culasse cassé. Si la Jaguar #2 était toujours première, le retour de la Porsche #17 était de plus en plus net. La mieux placée des autres XJR-9 était assez loin dans le classement et trois autres 962 C étaient prêtes, en cas de défaillance des Jaguar : les deux Porsche Joest et celle de la famille Andretti.
La Jaguar de Lammers/Dumfries/Wallace souffre à son tour d’un problème de transmission et doit ménager l’embrayage, roulant en quatrième pour soulager celui-ci. Mais elle tient bon en maintenant l’écart que le changement de la pompe à eau de la Porsche en fin de nuit avait permis de conserver. Stuck a eu beau faire le forcing, établir le meilleur tour en course en 3.22.50 et revenir dans le même tour que la Jaguar, celle-ci tenait bon jusqu’à l’arrivée.
En vue du drapeau à damiers, les trois Jaguar rescapées, la #2, la #22 (Derek Daly/Larry Perkins/Kevin Cogan) et la #21, qui avait fait un bon début de course, se regroupaient dans le dernier tour, la foule envahissant la piste dans les virages Ford, et coupaient la ligne sous les acclamations du public dont bien évidemment celles des anglais.
La Porsche de Stuck/Ludwig/Bell était deuxième, dans le même tour, à deux minutes et trente-six secondes, écart qui illustre l’importance des cinq à six minutes perdues de cette Porsche à cause de sa panne de carburant. Mais, comme le chante Barbara « tout le temps qui passe ne se rattrape guère, tout le temps perdu ne se rattrape plus… »
La Porsche 962 C #8 de Joest Racing (Frank Jelinski/ John Winter/Stanley Dickens) était troisième et première des privées devant la Jaguar #22, la deuxième Porsche Joest (David Hobbs/Didier Theys/Franz Konrad) et la Porsche officielle #19 de Mario, Mickael et John Andretti.
La Jaguar victorieuse parcourait 5332,79 km, à la moyenne de 221,765 km/h, échouant à moins de trois kilomètres des 5335,173 km de la Porsche 917 de Helmut Marko et Gijs Van Lennep, victorieuse en 1971, sur un circuit plus rapide qui passait par Maison-Blanche. Cette distance parcourue par la Jaguar #2 figure encore dans le Top 10 des 24 Heures du Mans, ce qui donne encore plus de valeur de la victoire de Jan Lammers, Johnny Dumfries et Andy Wallace, ce dernier étant vainqueur pour sa première participation au Mans. Trente-et-un ans s’étaient écoulés depuis la victoire de la Jaguar D de Ron Flockhart et Ivor Bueb, avec un doublé de l’Ecurie Ecosse, la dernière victoire au Mans de Jaguar.
Nous pouvions rentrer sereinement à la maison…
Claude Foubert